(...) il n'y a pas grand-chose de commun entre la conception de la philosophie selon Brunschvicg qui se détache du spiritualisme vitaliste de ses prédécesseurs pour ne plus considérer dans l'esprit que l'intellect à l'oeuvre dans la connaissance et son histoire, et les phénoménologues qui en sont à l' intuition revisitée de l'objet derrière lequel les plus audacieux s'aventurent à la recherche du sens de l'être. D'autre part, si Levinas a reçu un professeur d'hébreu dès l'âge de six ans, le conservant aux heures les plus périlleuses "comme l'élément premier du confort", Brunschvicg est étranger au Dieu d'Isaac et de Jacob comme à la sainte Trinité. Il est riche et reconnu, Levinas est besogneux et ignoré. Comme les amants de roman-feuilleton tout les sépare, les idées, la foi, le statut social. Mais, à l'occasion de sa vénération envers Brunschvicg, Levinas révèle l'un des traits de son judaisme, qui ne cessera de s'affirmer au fil du temps: le judaisme comme humanisme, conscience universelle, dialogue avec l'Éternel "dans la clarté de l'action intellectuelle et morale". (...) Dans son refus de la confessionnalisation du judaisme, en le comprenant et en l'appliquant comme humanisme, Brunnschvicg, à sa façon, satisfait la conception éclairée du rapport à Dieu, inculquée à Levinas dès l'enfance (...).
Levinas n'envisageait donc pas l'enseignement comme le meilleur moyen de philosopher. Il portait à l'époque un jugement sévère sur les ouvrages qui, n'étant pas ceux de Bergson, lui apparaissaient comme "inutiles", point de vue qu'il réforma rapidement si l'on en croit sa production personnelle... Il semblerait en fait qu'il eût déjà porté ses premières intuitions, sans disposer des instruments nécessaires pour les exploiter; comme s'il était lourd d'une pensée nourrrie d'interrogation existentielle russe, de morale juive, d'infini cartésien, et de ces autres connaissances, qu'il continue de renifler, et que la phénoménologie allait accoucher. Il continue de forger ses concepts en lisant, en faisant l'effort de synthétiser ce qu'il lit et de l'exposer. Il rédige nombre de recensions pour diverses revues et non des moindres (...). Il y apparaît comme le principal détenteur et défenseur de la nouvelle pensée phénoménologique en France, avec ses articles sur Husserl et Heidegger (...). En 1937, pour le trois centième anniversaire du Discours de la méthode, il assistera au congrès Descartes.
On le rencontre dans les cercles ou les philophes s'informent et débattent. Il se rend aux soirées de Gabriel Marcel (...) il y fait la connaissance de Jean Wahl, titulaire de la chaire de philosophie à la Sorbonne à partir de 1936 et dont l'intuition et la curiosité d'esprit lui seront toujours d'un grand secours (...).
Lescourret, Marie-Anne. Emmanuel Levinas. Paris: Flammarion, 1994, pp 104 - 107.
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