Je pris peur soudain pour mon voisin de l'aveu trompeur de ces larmes. C'est que je commençais de penser à lui comme à moi-même. Cette nouveauté me débarrassa de mes maladresses. Il ne s'agissait plus d'échafauder quelque projet d'évasion romantique, mais de courir au plus pressé. Ce n'était pas si facile. La seule fenêtre par laquelle le soleil prolongeait son suplice direct était la dernière du couloir à l'autre bout du wagon et je ne voulais pas donner à l'aide que je venais d'imaginer l'attention d'aucun voyageur ni surtout celle, je l'espérais bien, de celui que je voulais secourir. D'ailleurs, ce dernier nous avait-il même aperçus, mon camarade et moi, depuis notre venue? Je me levai, je franchis le paquet de bavards tassés dans l'ombre, je flânai debout aux portières du couloir. Les marais, devant moi, continuaient de s'étendre; j'en avais toujours aimé la grande platitude stérile qui se couvre de phosphorescences chromatiques et puis se plombe, à la fin du jour, se gâte, enfin vit et meurt comme une perle. Mais ce soir, avec mon nouveau coeur, avec le coeur d'un autre, celui d'un fugitif rattrapé, je détestais cet écran si net qu'une silhouette humaine s'y distingue à des lieues (...) j'en abaissai le rideau bleu au chiffre de la compagnie. C'était toute la nuit que je pouvais faire. Je revins à mon compartiment les mains ballantes, inutiles, ouvertes. J´étais encore debout audessus des gendarmes et des comparses que je venais de contribuer à assombrir. Alors, le prisonnier qui n'avait pas remué depuis deux heures tourna la tête de mon côté. Je reçus son regard où il n'y avait plus de larmes (...). Sa bouche tendue se deserra. Je vis l'effort de la pomme d'Adam un peu saillante au-dessus de son col. Puis ses lèvres s'ouvrirent. Il me sourit. Je ne suis pas près d'oublier ce sourir-là. Enfin, sa parole: "Merci", dit-il.
Fraigneau, André. La grâce humaine. Monaco: Editions du Rocher, s/d., pp. 26 - 27.
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