Effectivement, le terme recouvre des réalités fort différentes.(...) qu'on peut distinguer trois significations attachées au mot "mélancolie". D'une part, pour la psychiatrie, c'est une affection grave qui se manifeste par un ralentissement psychique, idéatoire et moteur, par une extinction du goût pour la vie, du désir et de la parole, par l'arrêt de toute activité et par l'attrait irrésistible du suicide. Par ailleurs, il existe une forme plus lègère de cet abattement, qui (comme la première d'ailleurs) alterne souvent avec des états d'excitation, forme dépendante d'états névrotiques et qu'on appelle une dépression. Les psychanalystes ont le plus souvent affaire à la dépression. Enfin, pour le sens commun, pour une opinion diffuse, serait mélancolie un "vague à l'âme", un spleen , une nostalgie, dont on recueille les échos dans l'art et la littérature et qui, tout en étant un malaise, revêt l'aspect souvent sublime d'une beauté. Je rappelle dans mon livre ( Soleil noir, dépression et mélancolie, Gallimard Folio, 1989) que le beau est né dans le pays de la mélancolie, qu'il est une harmonie par-delà le désespoir.
(...) Mon point de départ est clinique. Tout en tenant compte des observations psychiatriques, je suis très attentive à l'héritage de Freud, d'Abraham, de Klein. Dans Deuil et Mélancolie (1917), on le sait, Freud établit une équivalence entre la mélancolie et l'expérience du deuil: il y a, dans les deux cas, une perte irrémédiable de l'objet aimé - mais aussi secrètement hai -, une impossibilité de traverser cette perte.(...)
(...) distingué les différences entre mélancolie et dépression, je considère qu'il est toutefois possible de parler d'un "ensemble mélancolico-dépressif". Pourquoi? Parce que, par-delà des différences qu'il ne s'agit pas de gommer, on retrouve au moins deux particularités communes. D'une part, le désinvestissement des liens, la coupure des relations. (...) D'autre part, la dévalorisation du langage. Le discours déprimé peut être monotone ou agité, mais la personne qui le tient donne toujours l'impression de ne pas y croire, de ne pas l'habitter, de se tenir hors langage, dans la crypte secrète de sa douleur sans parole. Cet intérêt pour la parole dépressive me semble être mon apport personnel à l'écoute et au traitement psychanalytique de la dépression.
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Kristeva, Julia. Les Abîmes De l'Âme, In magazine littéraire, Octobre-Novembre 2005, Nº 8, pp 24-26.
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