"La médiocrité est bourgeoise", résume Simone de Beauvoir dans ses Mémoires d'une jeune fille rangée, Tous ses qui, durant un peu plus d'un siècle ont désiré désespérément de l'intensité pour vivre et pour penser ont hait cette classe sociale intermédiaire qui n'était ni l'aristocratie dépositaire du passé ni le prolétariat à qui l'avenir semblait promis. Pas de pire insulte pour l'homme moderne que: "Bourgeois!" Qu'est-ce que ça veut dire? Ça signifie: "Tu es sans intensité." Le bourgeois (...) c'est le Homais de Flaubert, c'est l'objet des sarcasmes de Rimbaud et des insultes des jeunes gens de la chanson de Brel ("les bourgeois c'est comme des cochons"). "Il est justement, botaniste et pansu", se moque un vers amusant du "Monsieur Prudhomme" de Verlaine. De Borel, Baudelaire, Daumier, Courbet à Dylan (...) le bourgeois est l'homme qui résiste passivement à l'intensification de ces sens. C'est, éclairé par sa lampe de salon, l'homme dépouvu d'électricité intérieure.
Homme installé, sédentaire, marié, à la vie programmée, qui aime modérément l'amour, qui connaît juste ce qu'il faut de science, marchand, comptable, il est le point d'équilibre de la société. Mais il a étè aussi le dernier point de résistance sociale à l'intensité éthique. (...) Devant l'adversité bourgeoise, l'idée de vivre intensément prenait encore un sens transgressif et électrisant. Plus encore que le prêtre ou le philosophe donneur de leçons, le bourgeois a représenté sans doute le derniere contraire de l'intensité. Le bourgeois n'est pas homme de danger, ni de pari. Il ne connaît jamais le frisson sans s'assurer de sa sécurité (...).
Mais le bourgeois aussi a voulu être intensément ce qu'il est, être confortablement installé et frissonner pourtant dans son siège, à vivre de petites stimulations quotidiennes (...). Puisque l'intensité n'est plus déterminée comme contenu, mais seulement comme manière, chacun peut chercher à acquérir les moyens de pimenter son existence trop fade (...) l'homme intense est donc condamné à inventer des ruses pour éviter l'embourgeoisement qui menace sans cesse son sentiment de vivre.
(...) Il faut changer, connaître diverses passions, expérimenter des amours en tout genre, mesurer sans cesse ce qui les sépare, découvrir l'inconnu; l'expérience humaine ne se forge que dans l'altération permanente de son objet. De ce point de vue, l'identique affaibit, et le différent renforce le sentiment (...). L'homme intense s'engage dans une course contre toute forme d'identification à la fois de ce qu'il est, de ce qu'il sait et de ce qu'il sent.
Garcia, Tristan. La vie intense, une obsession moderne.Paris: Éditions Autrement, 2016, pp 117-119.
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