On ne réussit encore qu'à deux conditions essentiellement inséparables: un dévouement complet, désintéressé à la cause commune, un sentiment profond de la justice aimée pour ele-même. Sans cela, chacun ne songeant qu'à soi s'isole et croupit dans son égoisme; sans cela, l'intérêt personnel, étroit et sec, radicalement incompatible avec l'esprit de sacrifice, étouffe au fond de l'âme les mouvements généreux, les fermes et saintes résolutions, divise, abaisse et pousse sur la pente des convoitises brutales. L'homme que rien ne souléve au-dessus de lui-même est serf par nature.
Des trois formes que revêt l'esclavage sous lequel on vous a courbés, l'esclavage domestique, l'esclavage civil et l'esclavage politique, le premier est celui dont vous sentiez plus vivement le poids parce qu'il s'identifie avec vos souffrances de chaque jour, de chaque heure, souffrances physiques et souffrances morales, besoins du corps et besoins de l'esprit; car l'esprit a aussi ses besoins (...) et quel moyen d'y satisfaire, pressés comme vous l'étes par la nécessité d'un travail incessant pour subsister vous et les vôtres? (...)
Ce que vous voulez avant tout, c'est que ce grand désordre, cette choquante inégalité dans la distribution des biens et des maux, des charges et des bénéfices de l'état social, cette inique oppression de la classe la plus ujtile et la plus nombreuse, disparaisse, et que l'homme de travail ait sa juste part dans les avantages de la commune association. Ce que vous voulez, cést que le pauvre, relevé de sa longue déchéance, cesse de trainer avec douleur ses chaínes héréditaires (...) toute réforme dans les choses présentes qui n'aboutirait point à cette reforme fondamental serait dérisoire et vaine.
Lamennais, Félicité Robert de. L'Esclavage Moderne. Paris: Éditions le passager clandestin, S/d., pp 59-61.
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