Malgré un progrès incontestable à d'autres égards, qu'y aurait-il aujourd'hui même à changer dans ce tableau? Le peuple gémit toujours sous le fardeau des mêmes charges; il soutient les guerres, entretient le roi, laboure la terre, met à profit ce qu'elle rapporte (...) et le fruit de tout cela, la récompense de ces incessants bienfaits, quelle est-elle? La sueur, l'angoisse, la nudité, la faim, tant qu'il respire, et après, sa part dans la fosse banale.
Un droit nouveau, fondé sur l'égalité de nature, est devenu de croyance commune; il faut, pour le combattre, s'envelopper d'équivoques, d'hypocrites semblants, fourvoyer l'esprit en mille détours obscurs; nul n'oserait le nier ouvertement. Mais ce droit si puissant sur la raison publique, ce droit élevè à la hauteur d'un dogme religieux et qu'on pourrait désormais appeler la conscience des peuples chrétiens, ce droit est resté jusqu'ici à l'état de simple idée, de pur sentiment; il n'a eu presque aucune influence sur les faits extérieurs, n'a reçu aucune large application pratique. Dans l'effective réalité, nous en sommes encore à la solution paienne du problème social, à l'esclavage des nations antiques, atténué seulemnet et déguisé sous d'autres noms et sous d'autres formes.
L'essence de l'esclavage est, en effet, comme nous l'avons vu, la destruction de la personnalité humaine, c'est-à-dire de la liberté ou de la souveraineté naturelle de l'homme, qui fait de lui un être moral, responsable de ses actes, capable de vertu. Ravalé au rang de l'animal et au-dessous même de l'animal, en cessant d'être un être personnel, il est rejeté en dehors du droit de l'humanité, et conséquemment de tout droit, aussi bien que de tout devoir. Ne sachant plus comment le nommer, parce qu'on ne sait plus comment le concevoir, on l'appelle une chose, res; voilà ce que devient la plus noble créature de Dieu.
Lamennais, Félicité Robert de. De L'Esclavage Moderne. Paris: Éditions le passager clandestin. S/d, pp 43-45.
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